Fédération européenne des journalistes

Baris Terkoglu : “Une autre Turquie existe”


La version originale de cet article est parue dans le numéro d’octobre 2016 de la revue mensuelle Journalistes publiée par l’Association des journalistes professionnels (AJP) de Belgique :

Le 21 septembre, après six années de procédure judiciaire, une nouvelle audience du procès OdaTV avait lieu devant la 18e chambre du Palais de justice d’Istanbul. Parmi les inculpés, le journaliste Baris Terkoglu – symboliquement adopté par l’AJP dans le cadre d’une campagne FEJ-FIJ – qui a passé 20 mois en détention préventive en 2011-2012 a accepté de commenter la fin de son procès.

Pouvez-vous nous décrire votre affaire car l’actualité turque est difficile à suivre ?
Nous faisons effectivement face à une situation tragicomique. OdaTV est le nom de notre site d’information générale. On nous a accusé de participation aux activités d’une organisation terroriste sur base de notre travail journalistique. En nous battant, nous avons pu prouver qu’il s’agissait d’un coup monté. Mais entretemps, autrefois alliés à l’AKP (Parti de la Justice et du Développent) et le mouvement Gülen se sont déclarés la guerre et ceux qui ont fomenté ce complot envers nous ont été pris à leur propre piège. Le procureur, les magistrats, les experts judiciaires qui s’occupaient de notre affaire ont tous quitté le pays, les policiers en charge de l’enquête sont en prison et tous sont accusés d’appartenance à une organisation terroriste. Ironie du sort, ces personnes avaient motivé notre maintien en prison en soulignant « le risque de fuir le pays en vue d’échapper à la justice ». Aujourd’hui, notre affaire arrive à son épilogue et aussi bien l’AKP que le mouvement Gülen s’accusent mutuellement de complot pour rejeter la responsabilité de cette affaire.

Certains journalistes qui vous accusaient de terrorisme sont aujourd’hui incarcérés à leur tour en prison et ils sont sujets à un traitement comme terroristes. Avez-vous un commentaire à faire par rapport à cette situation ?
Lorsque nous étions en prison, nous avions l’habitude de les suivre en regardant la télévision et à l’époque ils défendaient aveuglement l’actuel gouvernement. Ils accordaient une confiance aveugle aux déclarations des policiers, des procureurs et des juges en ajoutant qu’il était possible de faire du terrorisme avec des activités journalistiques. Aujourd’hui, une partie de ces journalistes est soit en prison, soit recherché. Même si j’ai des raisons d’être très en colère, je ne peux pas me réjouir de l’incarcération de n’importe quel individu. Dans une société, l’Etat de droit et la justice sont des valeurs supérieures aux règlements de compte personnels entre les individus. Personne ne doit être poursuivi pour ses opinions. En revanche, personne ne peut utiliser le journalisme comme un masque ou une vitrine pour défendre les intérêts d’un groupement, d’une organisation criminelle ou des gouvernements autoritaires.

Comment l’Europe doit-elle traiter avec la Turquie ?
Malheureusement, l’Union européenne et les gouvernements nationaux ne semblent pas avoir des objectifs politiques dans leurs relations avec la Turquie. D’ailleurs aussi bien l’AKP d’Erdogan que le mouvement Gülen sont des acteurs qui ont reçu pendant des années beaucoup de soutiens de la part des gouvernements européens et aujourd’hui encore les Européens abordent la Turquie comme s’il fallait choisir seulement entre ces deux camps. L’Europe gagnerait à voir la réalité à savoir que l’avenir de la Turquie ne dépend pas seulement de l’AKP et de Gülen, une autre Turquie existe.

Le nombre de journalistes emprisonnés ne cesse d’augmenter. Quel type d’aide est vraiment utile lorsqu’on est en prison ?
Sur base de ma propre expérience, je peux témoigner que le fait de ne pas se sentir oublier en prison est quelque chose utile car dans des conditions d’isolement vous avez besoin de force moral et physique. Le fait de savoir que des collègues européens s’intéressent à votre sort, qu’ils viennent assister à votre procès, qu’ils fassent des déclarations publiques de solidarité, qu’ils interpellent les autorités sur votre propre cas,… tout cela vous donne cette force nécessaire et vous encourage à vous battre pour défendre vos droits. Ah si nous pouvions en plus continuer à garder ce lien après libération, ce serait vraiment génial !

MK