Fédération européenne des journalistes

Le journalisme mérite plus qu’un label


Le journaliste est un artisan de l’information. Son savoir-faire, son art et son intuition ne sont pas mesurables sur base de critères objectifs, standardisés. C’est pourquoi la Fédération Européenne des Journalistes, principale organisation représentative de la profession sur le continent européen, se méfie de toute velléité de certification des processus de production journalistique. La labellisation du journalisme est illusoire, voire dangereuse.

La certification est un processus d’évaluation indépendante de la conformité des produits, des modes d’organisation ou des personnes qui a tout son sens dans le contexte d’une production industrielle standardisée. Mais qui perd son bien-fondé quand elle s’applique à un artisanat. On peut certifier la conformité de la production de boîtes de conserve de petits pois. On ne peut certifier la démarche intellectuelle et empirique qui mène à la création d’un article de presse ou de toute autre pièce journalistique.

Écrire un article factuel, rédiger un reportage, dresser un portrait, mener un entretien, développer une analyse ou proposer un éditorial sont autant de processus de création éminemment personnels, intuitifs. Un seul et même sujet peut être couvert, traité, de mille façons différentes, avec des milliers d’angles différents, sur base de sources et d’approches totalement distinctes. Qui peut prétendre détenir les règles d’évaluation d’un « bon papier »? Quel « certificateur » réellement indépendant serait légitime pour porter un tel jugement? Et sur base de quels critères objectifs fonder telle appréciation?

Le journaliste a une obligation de résultat: délivrer une information vérifiée, d’intérêt public, qui contribue au débat et se pose idéalement en contre-pouvoir. Peu importe la manière qui lui permet d’atteindre ce résultat, tant qu’il respecte les normes déontologiques qui s’imposent: respect de la vérité, indépendance, respect du droit des personnes.

La FEJ considère qu’il est hasardeux et trompeur, voire même dangereux, de prétendre catégoriser les médias sur base de prétendus critères objectifs. Il n’y a pas de « bons » et de « mauvais » médias. Dans tout organe de presse, qu’il soit jugé « qualitatif » ou « populaire », il y a des journalistes qui font bien leur travail, en respectant les préceptes déontologiques, et d’autres qui bafouent les règles de la profession. Parfois délibérément. Parfois malgré eux, poussés à la faute par des conditions de travail de plus en plus précaires, dans un contexte d’hyper-concurrence et de course effrénée à l’info.

Les ennemis de la liberté de la presse rêvent d’établir de prétendus dispositifs indépendants de certification des médias qui leur donneraient tout le loisir de censurer ou de décrédibiliser aux yeux du public tout média qui dérange les pouvoirs en place. Prétendre certifier les médias, c’est offrir une arme de destruction massive aux censeurs.

La FEJ est bien sûr favorable à une transparence absolue sur l’identité des propriétaires des médias et sur leur financement, qu’il s’agisse de sources publiques ou privées. Mais notre Fédération n’estime en aucune manière qu’il soit possible d’apposer, de manière absolue, un label de crédibilité à tel média ou un label de défiance à tel autre.

Dans l’état actuel des dispositifs de certification envisagés (notamment la « Journalism Trust Initiative », JTI, promue par RSF), rien n’empêchera un média propagandiste d’obtenir un label de conformité, et rien n’exclut qu’un média sérieux soit dans l’incapacité de répondre aux critères qui lui donneraient droit au label de conformité.

La FEJ considère que la crédibilité et la fiabilité des productions journalistiques ne peut s’évaluer que pièce par pièce, à travers des organes d’autorégulation intégrant à la fois des représentants des journalistes, des propriétaires de médias et des membres de la société civile: les « conseils de presse » ou « conseils de déontologie journalistiques » habilités à évaluer le respect des règles éthiques, dans le contexte particulier de chaque production individuelle.

Dans un contexte globalisé de désinformation, plutôt que de perdre son temps à vainement tenter de catégoriser les médias, à travers des processus complexes et nébuleux de certification qui n’offrent au public qu’une illusion de conformité, il serait bien plus utile d’entreprendre des actions qui font effectivement leurs preuves: soutien au journalisme professionnel, conditions de travail décentes pour les journalistes, promotion de l’auto-régulation journalistique et de la déontologie professionnelle, éducation aux médias pour tous, régulation du marché de la désinformation sur les réseaux sociaux et transparence accrue des détenteurs de pouvoir.

Garantir, à travers ces actions, la viabilité d’un écosystème médiatique professionnel, pluraliste et indépendant, dans une société plus transparente, est le véritable défi démocratique. Cet enjeu mérite toute notre attention. Inutile de perdre son temps à élaborer des dispositifs prétendument objectifs de certification des médias qui n’offriront en fait aux citoyens qu’une illusion de crédibilité journalistique. Sauvegardons l’artisanat subtil qu’est le journalisme plutôt que de prétendre le protéger par un label.

Ricardo Gutiérrez

Secrétaire Général de la Fédération Européenne des Journalistes (FEJ)
Membre du Conseil de Déontologie Journalistique Belge Francophone (CDJ)