Fédération européenne des journalistes

Censurer en temps de guerre: quand l’UE singe Poutine

Crédit photo: Mladen Aantonov / AFP.

Cet article a été publié initialement dans “La Chronique de la Ligue des droits humains”, n°199, avril-mai-juin 2022.

On ne lutte pas contre la propagande de guerre par la censure. L’Union européenne a oublié ce sain principe, en organisant la censure gouvernementale des chaînes d’Etat russes Russia Today (RT) et Sputnik sur le territoire de l’UE, peu après l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe.

“La vérité est la première victime de la guerre” (1), rappelle l’ex-chancelier britannique Philip Snowden. Les échos du conflit armé en Ukraine en attestent quotidiennement, des appels génocidaires que les propagandistes du Kremlin font tourner en boucle sur la chaîne publique russe Rossiya1 aux figures de pure légende qui inondent les réseaux sociaux ukrainiens, à l’instar du “fantôme de Kiev”, ce faux pilote érigé en symbole de la résistance. Un as imaginaire que l’on gratifiait d’un tableau de chasse légendaire : plus de 40 avions russes abattus (2)!

C’est ainsi : les États en conflit armé ne se contentent plus de livrer bataille sur le sol et dans les airs. Ils mènent aussi une guerre de l’information, où tous les coups sont permis, au mépris de la déontologie journalistique dont le principe originel est précisément la quête de vérité au service de l’intérêt public. Les armées servent les gouvernants qui les dirigent. Les journalistes devraient toujours servir le public. Le journalisme, le vrai, est l’antithèse de la propagande.

Le combat pour un journalisme libre, indépendant et crédible, un journalisme pensé et conçu comme bien public, passe nécessairement par le combat contre toute forme d’interférence des détenteurs de pouvoir, quels qu’ils soient. Ce n’est pas évident en temps de paix. Ce l’est encore moins en temps de conflit armé.

À cet égard, les récentes déclarations de guerre médiatique de l’Union européenne ont de quoi inquiéter les démocrates. A coup de sanctions prétendument économiques, les États de l’Union européenne se sont octroyés le pouvoir de censurer des médias russes sur le sol européen. La mesure a choqué les organisations professionnelles de journalistes et les experts en droit des médias. Sans émouvoir l’opinion publique, dans un contexte de revanche face à l’invasion russe de l’Ukraine. Ce sont pourtant des principes fondamentaux qui sont en jeu…

Dans les démocraties libérales, la liberté d’expression, fût-elle propagandiste, est protégée. Elle ne vaut pas que pour ce qui fait consensus. La Cour européenne des droits de l’homme rappelle souvent qu’elle vaut aussi, cette liberté, pour les propos et idées “qui choquent, qui heurtent et qui inquiètent” (3). Dans ce même esprit, la Cour de Strasbourg confère aux journalistes, qu’elle considère comme les “chiens de garde” de la démocratie (4), une protection privilégiée.

Pour limiter tout risque d’arbitraire gouvernemental à l’égard des médias audiovisuels, les États européens se sont dotés de régulateurs indépendants – comme le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, en Belgique francophone – qui ont la compétence exclusive d’accorder ou de retirer des licences de radiodiffusion ou de télédiffusion.

Ces saines balises n’ont en rien empêché le Conseil européen, soit les gouvernements des Etats membres de l’Union européenne, d’adopter, le 1er mars dernier, un règlement établissant la censure, sur tout le territoire de l’UE et sur tout support (câble, satellite, internet, plateformes de partage de vidéos, applications), de six chaînes russes : les cinq entités européennes de Russia Today (RT) et Sputnik. Pour la première fois depuis des dizaines d’années, des gouvernements se sont attribués le pouvoir de fermer des médias, dans une action en rupture totale avec les standards juridiques européens en matière de régulation des médias.

La mesure avait été annoncée dès le 27 février, par la présidente de la Commission européenne en personne, Ursula von der Leyen, dans un élan plutôt martial : “Nous allons interdire dans l’UE la machine médiatique du Kremlin. Les médias d’État Russia Today et Sputnik, ainsi que leurs filiales, ne pourront plus diffuser leurs mensonges pour justifier la guerre de Poutine et semer la division dans notre Union. Nous développons donc des outils pour interdire leur désinformation toxique et nuisible en Europe” (5).

L’appel est lancé avec l’assentiment stupéfiant de l’association européenne des régulateurs indépendants (ERGA), pourtant dépossédés de leur compétence exclusive à retirer des licences audiovisuelles! Officiellement, la censure des chaînes d’État russes en Europe n’est pas une mesure de régulation médiatique mais une “sanction économique”. Le règlement du Conseil européen qui formalise la décision pousse l’hypocrisie jusqu’à affirmer que les journalistes des chaînes sanctionnées restent autorisés, eux, à faire leur métier… Couvrir l’actualité européenne, en somme, pour des chaînes qui n’existent plus.

La Fédération Européenne des Journalistes (FEJ), principale organisation représentative de la profession en Europe, qui n’a jamais manqué de dénoncer la propagande du Kremlin, condamne fermement la censure opérée par les gouvernements européens (6). Il faut, bien sûr, lutter contre la propagande, dit-elle, mais la censure est la pire stratégie à envisager. Face à la désinformation, la censure est inefficace – RT et Sputnik sont toujours accessibles, partout en Europe, via la plateforme de vidéos en ligne Rumble – contre-productive – elle nourrit le complotisme – et surtout contraire aux libertés fondamentales.

Cette interdiction prive aussi les journalistes, les analystes et les citoyens de l’UE d’une source d’information essentielle pour décrypter la politique de communication du Kremlin. Car une source biaisée reste une source.

Pour la FEJ, le véritable antidote à la désinformation n’est pas l’interdiction des médias, «mais la promotion d’un écosystème médiatique dynamique, pluraliste, professionnel, éthique et viable, totalement indépendant des pouvoirs en place».

Le professeur Dirk Voorhoof (UGent), qui est un des meilleurs experts de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, en matière de liberté d’expression, est formel: “L’interdiction de RT et Sputnik par l’UE semble avoir été prise plus ou moins hâtivement et présente les caractéristiques d’une ingérence arbitraire et particulièrement disproportionnée de l’Union européenne dans la liberté d’expression et d’information sans frontière, telle que protégée par l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, et comme un déni de la liberté des médias garantie par l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE” (7).

Dirk Voorhoof, tout comme la FEJ, relève que l’UE aurait très bien pu prendre des sanctions dans le cadre existant de la régulation indépendante des médias. Un rapport de l’Observatoire Audiovisuel Européen (8) détaille d’ailleurs les sanctions prises par les régulateurs indépendants de plusieurs États membres de l’UE contre RT et Sputnik. En Allemagne, en Bulgarie, en Estonie, en Lituanie, en Lettonie et en Pologne, des procédures contradictoires et objectives lancées par des organes indépendants des gouvernements ont abouti à la suppression des licences dont bénéficiaient les chaînes russes dans ces pays. Il était donc possible d’agir dans le respect des standards juridiques européens, même si la démarche aurait nécessité plus de temps.

«En imposant une interdiction de certains médias russes dans tous les États membres de l’UE”, conclut Dirk Voorhoof, “le Conseil européen et la Commission européenne pourraient avoir ouvert une boîte de Pandore au détriment de ses propres valeurs cruciales que sont la démocratie, l’État de droit et la liberté des médias.»

La censure européenne sur RT et Sputnik a aussi des conséquences dramatiques sur le paysage médiatique russe. L’UE a offert, sur un plateau d’argent, au Kremlin l’opportunité d’enclencher une spirale répressive contre les médias russes indépendants et les correspondants occidentaux.

Des médias sont fermés ; des rédactions sont bannies. Des dizaines de journalistes russes s’exilent en Turquie et en Géorgie… Les appels répétés de la FEJ à accorder des visas européens à ces journalistes laissent indifférents la plupart des États de l’UE.

En attendant, l’Union européenne persiste et signe. Au lendemain de la Journée mondiale pour la Liberté de la Presse, le 4 mai, dans le cadre d’un sixième paquet de sanctions contre la Russie, trois autres chaînes d’État russes sont bannies en Europe : RTR Planeta, Rossiya 24, et TV Centre International (9). “Nous bannissons de nos ondes trois grands télédiffuseurs d’État russes. Ils ne seront plus autorisés à distribuer leurs contenus dans l’UE, sous quelque forme que ce soit”, déclare Ursula von der Leyen, assimilant ces chaînes à “des porte-voix qui amplifient les mensonges et la propagande de Poutine de manière agressive. Nous ne devons plus leur donner l’espace pour diffuser ces mensonges» (10).

Face à l’élan prohibitionniste de l’UE, la résistance s’organise. Aux Pays-Bas, le 23 mai, une coalition réunissant des fournisseurs d’accès à Internet, l’Association nationale des journalistes (NVJ) et l’organisation de défense des droits civils Bits of Freedom, a introduit une demande d’annulation de l’interdiction de RT et Sputnik auprès de la Cour de Justice de l’Union européenne, à Luxembourg, déjà saisie précédemment par RT France (11).

Il serait sans doute utile que la cour se penche sur le silence de l’Union européenne face à d’autres actes de censure qui visent, cette fois, des médias occidentaux. Le 19 avril dernier, la FEJ dénonçait (12) la décision de l’opérateur français de satellites Eutelsat d’autoriser deux de ses clients russes, les plateformes de télévision payante Trikolor et NTV-Plus (GazpromMedia Holding), à mettre un terme à la diffusion de huit chaînes de télévision occidentales dans la Fédération de Russie. Depuis début mars, les téléspectateurs russes n’ont plus accès à BBC World, CNN, Deutsche Welle, Euronews (en russe), France 24, NHK World, RAI News 24, et TV5 Monde.

À ce jour, la Commission européenne ne semble avoir pris aucune mesure pour empêcher Eutelsat d’autoriser la censure des chaînes d’information occidentales en Russie.

Si la vérité est la première victime de la guerre, c’est aussi, voire surtout, parce que les belligérants, quel que soit leur camp, y trouvent intérêt. Au mépris du droit des citoyens à accéder à l’information, fût-elle biaisée.

Ricardo Gutiérrez